- MILLE ET UNE NUITS (LES)
- MILLE ET UNE NUITS (LES)Tenu pour un chef-d’œuvre de la littérature universelle, l’ensemble désigné sous le titre arabe de Alf layla wa layla (Mille et Une Nuits ) a connu une aventure singulière. Un schéma narratif de base, né probablement en Inde, a exercé un véritable effet d’attraction sur des compositions diverses – romans d’amour, épopées guerrières, relations de voyage, récits, contes et fabliaux – qui se sont juxtaposées au long des siècles. Les Arabes contribuent d’une manière décisive à la constitution de ce corpus, tout en le maintenant en marge de leur culture. Et c’est un traducteur français qui révèle une œuvre qui ne cesse de peupler l’imaginaire occidental et de nourrir les représentations d’un Orient le plus souvent exotique.Le substrat indien et persanLa première mention des Nuits se trouve dans les Prairies d’or (Mur face="EU Caron" ギ al- face="EU Domacr" ヽahab ) d’al-Mas‘ d 稜 (mort en 956). Parmi les traductions en arabe d’ouvrages indiens, persans et byzantins, il cite celle du Haz r Afs na ou Alf face="EU Domacr" ヷur fa , c’est-à-dire les Mille Contes . Toujours en ce Xe siècle, Ibn al-Nad 稜m (mort en 995) cite cette œuvre, confirme sa filiation persane et signale qu’al- face="EU Caron" ィahšiy r 稜 (mort en 942) constitua un recueil inachevé de quatre cent quatre-vingts nuits (Alf Samar ) utilisant des contes grecs, persans et arabes. Mais nous n’avons aucune certitude quant à la date de la traduction du Haz r Afs na . On retient, à titre d’hypothèse, la seconde moitié du VIIIe siècle, époque au cours de laquelle, grâce à l’action des secrétaires d’origine persane, plusieurs textes, telles les fables de Kal 稜la et Dimna , furent accueillis dans la littérature arabe.L’analyse interne permet de relever les apports successifs qui finirent par former l’ensemble actuellement connu. Le schéma narratif de base met en place deux thèmes majeurs: celui de princes désespérés par la trahison de leurs épouses, et celui d’une princesse reculant l’échéance de sa mort. C’est en fait l’ordre politique, religieux, voire social et économique qui est menacé par les égarements de la passion. Šahriy r, souverain de l’Inde et de la Chine, décide d’épouser chaque nuit une vierge et de l’exécuter au matin pour se venger de l’infidélité féminine. Šahraz d, Shéhérazade, fille de vizir, prend la parole pour détourner le roi de son dessein et sauver l’espèce humaine. Femme, extrêmement cultivée, affrontant le pouvoir du prince, elle ne cessera d’exprimer le désir face à une loi qui entreprend de le combattre.L’apport original de l’Inde ne se limite pas à cette situation initiale. Une douzaine de romans, récits et contes, dont Le Cheval enchanté , ネasan al-Ba ルr 稜 , Qamar al-Zam n et Bud r , Ardaš 稜r et ネay t al-Nuf s , ainsi que plusieurs histoires mettant en scène un génie ou un ‘ifr 稜t composent une partie du substrat originel iranisé que les Arabes connurent sous le nom de Haz r Afs na . Seule l’étude attentive de la morphologie du conte, des situations, des éléments du merveilleux, des formules... permet de retrouver dans la version arabisée des références à l’Inde ou à la Perse. Ajoutons que des récits parfois longs se sont intégrés indépendamment du Haz r et à des époques différentes. Ainsi Le Livre de Sindib d (sanskrit Siddahpati; forme syriaque répandue en Europe: Syntipas), ou des Sept Vizirs , est indien; celui des Dix Vizirs est persan, de même que Sayf al-Mul k et Bad 稜‘at al- face="EU Caron" ィam l . Attestés dans leur version originale, traduits, ils ont été peu à peu absorbés par les Mille et Une Nuits : la souplesse de leurs structures le permettait et toute œuvre apparentée pouvait venir les y rejoindre. L’influence hellénique n’est pas absente, bien qu’elle se fasse sentir plus subtilement par des détails ethnographiques, géographiques ou des conventions affectives. Le roman de Qam r et Hal 稜ma en est un exemple. Il est vrai qu’à partir du VIIIe siècle le monde grec pénètre la culture arabe avec la philosophie, la logique, la médecine et les sciences. Mais il faudrait aussi examiner plus attentivement les apports possibles des Mésopotamiens, des Babyloniens et des Hébreux.Le corpus arabeDe l’époque bédouine de ‘Ag 稜b et Gh r 稜b à la chronique des guerres islamo-byzantines de ‘Umar an-Nu‘m n qui popularise une chanson de geste islamique; des romans d’amour aux récits de truanderie qui se situent à Bagdad, Bassora et au Caire; des relations de voyage d’un Sindb d , qui parcourt pour s’enrichir les îles de la Sonde, la Malaisie, l’Inde et l’Asie du Sud-Est, l’Afrique orientale, au voyage merveilleux de H sib Kar 稜m al-D 稜n , tout l’espace musulman contribue à enrichir le corpus des Mille et Une Nuits . Les textes s’y déposent en strates successives où se déchiffre l’évolution de la cité musulmane. À partir du VIIIe siècle, Bagdad devient le pôle d’une civilisation que l’on conduit à son apogée. Un art de vivre s’exprime dans les palais somptueux mais aussi dans les marchés, les ports, les faubourgs mal famés et leurs lieux de plaisir. Les milieux raffinés et souvent libertins – celui des zuraf – mettent en place une culture de l’esprit, de l’âme et du corps qui va nourrir les intrigues amoureuses autour de femmes libérées, belles, savantes et artistes. La poésie inspire quelque mille deux cent cinquante poèmes qui font partie intégrante de la structure narrative. Plusieurs noms de l’histoire et de la littérature trouvent place dans les Nuits : les califes H r n al-Raš 稜d, al-Am 稜n, al-Ma’m n, alMutawakkil; les vizirs de la grande famille d’origine persane des Baramékides, les poètes Ab Nuw s et Di‘bil, les musiciens Ibr h 稜m al-Maw ルil 稜 et son fils Is ム q... Au demeurant, certains de ces personnages deviennent des mythes et peuvent prendre place dans des récits qui leur sont antérieurs ou postérieurs. Les Mille et Une Nuits se dégagent des références historiques pour s’ajuster en toute liberté à leur légende.Peu à peu, des contes qui s’étaient développés indépendamment s’incorporent à l’ensemble. La dernière phase de constitution du recueil peut être datée du califat fatimide du Caire. Une sorte de réalisme fait irruption dans l’invention. Artisans, marchands, bateleurs, truands tels ‘Al 稜 al-Zaybaq ou A ムmad al-Danaf sont mis en scène avec bonheur, et la chronique des marges de la société prend un relief particulier avec Dal 稜la la Rusée, chef de bande, bien écoutée de la police. Le picaresque des bas-fonds se mêle à une satire sociale pleine d’à-propos. Des fabliaux prennent à parti des fonctionnaires peu scrupuleux; des apologues mettent dans la bouche d’animaux des considérations et des sentences dignes d’Ésope ou de Luqm n; elles ne sont pas sans rappeler le Kal 稜la et Dimna d’Ibn al-Muqaffa’. Ici encore sont narrées les aventures de face="EU Caron" ィaw face="EU Domacr" ヽar le Pêcheur, de ‘Abd All h de terre et ‘Abd All h de mer, d’Ab Qir et Ab Sir. La magie n’est pas absente, souvent d’importation maghrébine, et l’usage des talismans est constant. D’une façon générale, l’inspiration reste proche de la vie du peuple. Elle traduit ses rêves, se nourrit de sa sagesse et de son ironie, s’empare de son langage.«Les Mille et Une Nuits», œuvre universelleC’est un Français, Antoine Galland (1646-1715), qui révèle Les Nuits à l’Occident où leur succès ne devait plus se démentir. Partout, les traductions sont entreprises, complètes ou partielles: françaises de Galland (1704-1717), Mardrus (1899-1904), Khawam (1987), Bencheikh et Miquel (1991); anglaises de Lane (1841), Burton (1885), Payne (1889), Haddawy (1990); allemandes de Henning (1899), Littmann (1928); danoises de Rasmussen (1824), Oestrup (1928); espagnole de Cansinos Assens (1960); italienne de Gabrieli (1958); russe de Salier (1936)... Belle infidèle ou savante, chacune reflète une époque et interprète un mirage de siècle en siècle poursuivi. La littérature, l’opéra, la chorégraphie, le cinéma, les arts plastiques s’en inspirent. Elle est au cœur du Temps perdu de Proust, et les surréalistes la déposent sur les rayons de leur bibliothèque idéale. «Le caractère des Mille et Une Nuits , écrit Goethe, est de n’avoir aucun but moral et, par suite, de ne pas ramener l’homme sur lui-même, mais de le transporter par-delà le cercle du moi dans le domaine de la liberté absolue.» C’est une façon d’être au monde qui ne cesse d’attirer l’imagination, non sans danger d’ailleurs pour une culture arabe soumise à de grossières simplifications, qui ne sont pas toujours innocentes. Mais la poésie de l’œuvre surgit toujours à temps pour préserver la qualité de notre émerveillement et donner un sens à notre adhésion. Jorge Luis Borges l’exprime fort bien. Les Mille et Une Nuits font maintenant l’objet d’analyses qui mettent à jour leurs structures profondes et font livrer à ce texte d’une prodigieuse fécondité ses véritables richesses.
Encyclopédie Universelle. 2012.